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Extrait de mon premier roman " Rien à cacher", en cours d'écriture. Chapitre 1.

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Vous connaissez les événements des années précédentes. Que ce soit la diffusion de tortures de soi-disant bon citoyen, Neda pour ne pas la citer, en Iran, dont les cris ont parcouru la planète, sans que personne ne se soucie une seule seconde de la véracité de ces cris d’alarme, que ce soit la propagation d'informations erronées sur les réseaux sociaux Turcs visant un haut responsable du gouvernement ayant ainsi conduit tout un pays au soulèvement puis à la guerre avec une conséquence pire encore, celle d'annuler le processus démocratique auquel nous sommes tous profondément attachés.
Ces fuites d'informations, fausses, car là est bien le problème, ont créées dans le monde entier une confusion totale dans l'actualité, ont engendrés des paniques bancaires, ont conduits à des emprisonnements massifs tout comme des libérations abusives de citoyens dont on peut supposer qu'ils étaient innocents.

Extrait du discours du président de l’ONU,
Discours du 27 mars 2011






Chapitre 1

T
ricœur – la plus jeune des cités nouvelles - étendait ses artères entre les bas immeubles du centre, enceinte ne connaissant pas le repos, elle diffusait son ronronnement grisâtre entre les pots d’échappement, les chuintements rapides des véhicules électriques bleutés et les innombrables caméras, gardiennes implacables de la mémoire urbaine.
Artek s’était posé là, tranquille. Il avait du temps.
Pour une fois qu’il mettait les pieds dehors, il comptait bien en profiter. Derrière lui, le plus grand parc de la ville étalait sans surprise sa parure automnale. Alors, il prit place, là, sur ce banc, à l’orée de tous les commerces, au milieu de la foule en mouvement.
Cela faisait du bien.
Il était midi. Son rendez-vous était fixé à 15 h. Trois heures devant lui. Il sortit son paquet de clopes, tira la dernière hors de son enveloppe, fit une moue agacée, et l’alluma.
Tranquille.
Les volutes s’évadèrent dans le flot de la circulation. Il n’avait jamais réussi, avec sa langue, à créer ces ronds vaporeux que ses camarades, crânement, élevaient avec satisfaction au-dessus de leurs têtes. Tout juste parvenait-il à en faire s’envoler quelques-uns en montant et descendant sa cigarette d'un geste sec.
Mais cela le laissait indifférent finalement. Comme cette photo sur le paquet. D’un côté des poumons noircis, de l’autre une bouche, ou du moins ce qu’il en restait, c'est-à-dire quelques dents jaunies au milieu d’un visage rougeâtre et fatigué. Il jeta la cartouche derrière lui avec le même geste désinvolte de ceux qui, par tradition, balançaient leurs verres ou leurs assiettes à la fin de leurs repas. Il avait étudié les Russes/Grecs il y a quelques années. En 4e peut-être. Ou avant. Peu importe.
Qu’ils aillent se faire voir. Tous ceux-là, et les autres qui derrière lui ne bronchaient pas, se contentant de suivre d’un œil distrait l’envol du paquet de cigarettes. Ceux-là mêmes dont l'attention en coin osait à peine faire naître une lueur, même infime, de colère ou de dégoût face à cet acte, qu’Artek, lui-même trouvait déplacé et inconscient.
Artek s’était retourné immédiatement pour observer le vol rageur de son paquet vide ; il poussa un petit soupir à la vue des passants. Des chamallows tous ces gens : des regards indifférents, tout mous, sans étincelles, sans vivacité. De quoi avaient-ils peur ? Que craignaient-ils dans leur vie minable ? Pourquoi ne pas protester ? Pourquoi ne pas faire montre, un peu, de cette intelligence qui certainement, occupait une partie de leur cerveau lent ? Pourquoi ne pas faire comme lui et profiter ?
Le paquet atterrit sur le gazon, loin derrière les petites barrières ondulées cernant l’herbe verte abîmée par les chaleurs et les froids alternés de cette fin d’année. Artek le vit s’écraser parmi les premières feuilles brunes, sa carapace rouge et blanche laissant comme une tache de sang sur la pelouse.
Il se leva. Devant lui, à quelques mètres de hauteur, sur un lampadaire, une caméra ne perdait rien de la scène.
Il ajusta sa casquette – ses camarades disaient de lui qu’il ressemblait à Gavroche – tira une dernière taffe et jeta son mégot. Derrière lui, la cigarette boucla son vol sur les pavés. Gavroche ? Tu parles ! La fumée en phase terminale acheva son envolée dans l’infatigable objectif de surveillance. Certainement.
Artek s’engagea dans la rue la plus commerçante de la ville. Un vent léger soufflait à cette saison. Des odeurs d’eau salée et de tempête à venir lui mouchetaient le visage.
Tricoeur s’étendait à quelques encablures de l’océan atlantique, en France, au sud de l’ancienne cité nantaise. Elle bénéficiait des plus récentes technologies de reconnaissance, de surveillance et de protection de la population. Ici, caméras, portiques analytiques et drones parsemaient la ville. Et l’ensemble se trouvait assemblé dans le Réseau, ce grand système participatif où chacun pouvait à loisir déceler l’information dont il avait besoin sur ses voisins, ses amis, ses collègues et sur le premier inconnu croisé.
Et des inconnus, Artek en croisait beaucoup. La rue, une véritable artère à consommation, respirait par à coup, jetant par le nord des clients rassasiés, avalant dans la foulée son lot de passants égarés. Il parvenait à peine à se frayer un chemin. Obligé de jouer du coude il bouscula un vieil homme qui faillit perdre l’équilibre, se rattrapa au bras d’une dame dont le chapeau gris lui cachait le visage, entendit des grognements de protestations, s’excusa avec un signe de colère et reparti de plus belle. Artek redressa sa casquette. Au-dessus de lui, dans un sifflement aérien à peine perceptible, un drone de surveillance reprit sa route.
Il se rapprocha des magasins bordant le côté de la rue ; tout au moins pourrait-il circuler un peu plus librement. Écartant d’un geste nerveux une jeune fille les yeux dans le vide dont il était certain qu’elle n’avait même pas perçu sa main sur sa hanche - les méfaits du Kirlock – il s’échappa du flux.
En face de lui, une enseigne émit un signal de reconnaissance. Dans le même temps, la devanture du magasin commença une transformation dont les premiers glissements calmèrent Artek. Il sentit son souffle s’apaiser tandis que les premières étagères, sur sa droite glissèrent, s’éclipsant en quelques mutations vers le fond du magasin, faisant simultanément sortir les clients alors présent. Ceux-ci allèrent se ranger à l’extérieur, sur une file dédiée dont les délimitations jaunes s’étalaient en traits fins sur le sol. En chœur, comme un seul homme, les passants s’écartèrent, laissant à Artek une bulle de respiration et de mouvements. Il redressa la tête et abaissa les épaules pour se redonner un peu de tenue.
Le magasin, une enseigne de littérature nordique, terminait sa mutation. À sa droite, les dernières étagères s’ajustaient une à une, découvrant alors les quelques ouvrages susceptibles d’intéresser Artek. Il entendait encore dans le fond de la réserve les bras robotisés fouiller les moindres recoins afin de n’oublier aucun volume pour leur nouveau visiteur.
Artek détourna la tête. Il avait retrouvé un peu de prestance. Peu lui importait aujourd’hui les livres anciens. D’ailleurs il n’avait jamais aimé les livres, qu'ils soient antiques ou contemporains. Ceux-là sentaient le papier décrépi et l’écriture avariée. Pouah ! Alors, malgré toute la bonne volonté de la boutique, il abandonna un regard méprisant et décida de continuer son chemin sur les délimitations jaunes qui bordaient les magasins de la rue.
Là au moins il serait peinard.
Derrière lui, en quelques secondes, la devanture reprit son apparence originale. Il entendait les agitations dans la file d’attente et les chuintements des étagères reprenant leurs places.
Il poursuivit sa route plus rapidement qu’il ne l’aurait voulu. Il détestait la foule.
Il avançait d’un pas alerte. Il sentait bien que son allure hâtive ne témoignait pas d’une grande sérénité, mais il ne pouvait s’empêcher d’accélérer. Au diable les drones, au diable les caméras, au diable la neutralité haïssable de la foule. Il laissa sur sa droite un magasin de tatouage. Il vit à peine dans la vitrine les motifs proposés amorcer leurs changements qu’il était déjà face à la devanture suivante. Les boutiques défilaient à côté de lui. Il ne prêtait pas attention aux modifications dont il sentait bien les lancements aussitôt avortés à peine avait-il franchi les limites du magasin.
Dans son sillage, il savait laisser désemparer les tenanciers des commerces. Ceux-ci voyaient tout d’un coup leurs étagères commencer une mutation puis reprendre automatiquement leurs places d’origine. Il les entendait protester doucement derrière leurs paymods avant de revenir rapidement à une allure plus stricte et convenable.
Et de tout cela, Artek s’en contrefichait. Être un Influeur suppose quelques menus inconvénients. Mais de si nombreux avantages.
Les mains dans les poches de son jeans pour éviter de penser à l’idée de s’en griller une, il fronça les sourcils, le regard attiré par une devanture ou s’étalait en caractères gothiques, lettre noire sur fond de feu, un nom qu’il connaissait : « De l’autre côté ».
Si la façade affichait un air rénové, la porte n’avait, elle, subi aucun traitement de faveur. On aurait dit une poterne défraichie dont la forme révolue contrastait avec le sous-titre. Sous celui-ci d'ailleurs, quelques détails donnaient aux clients potentiels des précisions sur la marchandise : CD d’importation – Rock et métal – progressif et symphonique.
La propriétaire a reçu un héritage, pensa Artek ? Ou peut-être que la patronne n’est plus là ? Ça serait dommage. Il l’aimait bien. C’était une vieille dame, le cou enfoncé dans les épaules. Elle portait toujours un collier dont l’origine devait remonter au siècle dernier.
Artek se souvenait du bijou. Semblable à une toile d’araignée, pentagone parfait, il affichait au centre une paire d’yeux sans iris ni pupilles. Sympa.
Il pénétra dans la boutique. La femme était toujours là, fidèle au poste. Seule. Dans la pièce résonnaient, les guitares énergiques d’un morceau qu’Artek reconnut immédiatement : Fear of a blank planet de  Porcupine Tree. Une référence chez les progressistes. Il salua d’un coup de tête rapide la vieille dame en même temps que son nom apparaissait sur le large panneau lumineux au-dessus du comptoir. La porte d’entrée claqua interdisant tout nouveau client. Il perçut aussitôt sur sa droite les premiers mouvements des étagères. D’abord un glissement furtif puis plusieurs claquements. Une bonne partie des CDs disparurent, happés dans le faux mur qui venait de s’ouvrir. D’autres réapparurent qui remplirent le premier rayonnage. Puis le second subit le même traitement. Puis enfin le troisième. Un pan entier venait en quelques secondes de se réagencer.
La vieille dame, les mains derrière le dos, n’avait pas bougé. Elle baissait la tête, religieusement. Et cela agaçait Artek. Certes il faisait partie des Influeurs. Certes il en était même le premier d’entre eux. Le Moine comme ils disaient. Certes, il s’énervait quelquefois quand le produit désiré n’était pas disponible. Et qui dit, pas de produit acheté, dit, pas de points d’influence. Et il détestait cette perte de temps, ça c’est vrai. Mais cela ne justifiait pas que d’autres s’inclinent devant lui, que d’autres disparaissent derrière une neutralité impeccable. C’était lâche. Il ne comprenait pas. La vie est faite comme ça, a chacun d’en profiter au mieux. Mais on ne gagne rien à se cacher.
Artek s’approcha des nouvelles étagères. Face à lui s’étalaient tous ses goûts musicaux, tous les groupes qu’ils connaissaient depuis un long moment maintenant. Ils étaient tous là, les Riverside, les Tools et les Dream Theater. Le rayon du bas proposait quelques nouveautés, celle se rapportant le plus à ses derniers achats. Il y jeta un coup d’œil rapide. Puis se ravisa. Il prendra le temps, avant de sortir de s’y intéresser un peu. Pour l’heure, seuls comptaient ses points d’influences. Cela serait trop stupide de se faire rattraper, même s’il possédait une avance considérable sur son lieutenant, son frère de bataille, son frère de sang.
Artek sourit. Depuis des années, son frère et lui se livraient combat, savourant ce jeu avec légèreté, du moins au début. Artek avait progressé dès les premières semaines, acceptant les règles sans se poser de questions. Son frère, depuis, le poursuivait, accusant son retard avec fairplay. Du moins au début.
Chassant d’un revers de la main les pensées négatives qui refaisaient surface, Artek se reconcentra sur les albums face à lui. Il les connaissait tous. Mais certains d’entre eux lui permettaient d’augmenter son capital de points. Il en choisit 3. Des disques de jeunesse, introuvable sur le réseau. Comme quoi les boutiques réelles servent encore à quelque chose.
Le réseau regorgeait de CD à la mode, de musique populaire. Quand du moins cela pouvait s’apparenter à de l'art musical. La plupart du temps, cela n’avait pas une once d’âme. Il préférait venir ici.
Il jeta un œil à sa montre. Il avait encore le temps.
Il retira un album de son rayon et admira la pochette : une face humaine dont on ne voyait que la partie droite. L’être, dont Artek ne sut pas dire s’il était vraiment humain s’efforçait de tenir ouvert son œil aveugle. Il ne pouvait s’empêcher de chercher la signification de tout cela. Nul doute qu’un artiste, quoi qu’il fasse, ne créait rien sans puiser au fond de son être une part de sa vérité, de sa vie, de ses sentiments. Et lui, cet artiste ? Qu’avait-il voulu dire ? Rien de très joyeux en tout cas, malgré une profonde harmonie de bleu gris sur l’ensemble de la pochette.
Il s’approcha finalement du guichet. La vieille dame ne leva pas la tête malgré le regard insistant d’Artek. Tout juste émit-elle un son diffus, sans doute pour signifier un merci ou un s'il vous plaît. À son cou, la toile d’araignée se balançait, égrenant les secondes au rythme qui lui plaisait.
Artek avança sa montre vers le système de paiement. Avec plus de 90 % de réduction sur les prix affichés, il ne paiera pas une grosse somme. Voilà bien un des avantages à être le premier des Influeurs.
Il ne put s’empêcher de sourire. Quel cercle vicieux quand même. Le premier des Influeurs pouvait tout acheter ou presque et cela ne lui coûtait rien. Ou presque rien. Le dernier, à l'achat, dépensait deux fois plus. Et son nombre de points n’augmentait pas plus vite. On ne prête qu’aux riches, avait-il entendu une fois. La maxime s’étendait pour beaucoup de choses.
Artek sourit. Un sourire un peu jaune tout de même. Il savait ce qui l'attendait. Chaque surplus de points sur le compte d'Artek déclenchait dans la bouche un goût âcre, comme un rhum un peu passé, piquant les lèvres dès la première coulée, irritant le palais à la seconde. Se faire greffer cette dent diffuseuse faisait partie des règles un peu surfaites des Influeurs. Comme si gagner des points impliquait de punir le gagnant. Stupide. Mais c’est la règle.
Paiement effectué. La montre émit un signal à la limite de l’audible.
Artek serra la mâchoire, plus par réflexe que pour éviter l'amertume du produit. Mais rien ne vint. Pas même une pointe d'acidité. Rien. Il ne bougeait pas, regardant la femme d'un air soupçonneux. Regard auquel elle répondit par une immobilité totale. Sans doute attendait-elle qu'il sorte. Les Influeurs sont d’excellents clients, mais les privilèges suscitent de la méfiance. Derrière le comptoir, le collier avait enfin adopté une position statique sur le cou de la vieille dame. Celle-ci grogna un au revoir. Artek esquissa un geste de questionnement, les deux mains ouvertes vers le paymod, mais la vieille femme lui tournait le dos, pressée sans doute de passer à autre chose.
-                     Madame appela Artek, il y a un problème. (il sentait venir dans sa voix une pointe d’agacement)
La tenancière se retourna comme un animal surpris. L’effluve de son parfum - une senteur citronnée légèrement dérangeante - entoura Artek.
-                     Je pense que votre paymod a un problème continua-t-il.
Elle pointa ses yeux vairons vers le visage tendu de son interlocuteur.
-                     Je constate insista Artek que mon ajustement de points ne s’est pas effectué. (il évita de parler du gout amer dans la bouche, inutile de s’étendre sur les règles absurdes des Influeurs). Pourriez-vous vérifier votre Paymod ?
D’abord interdite, la vieille femme posa ses mains sur le comptoir. Elle tenta bien d’ouvrir la bouche, mais aucun son ne voulut sortir.
-                     Je ne pense pas que cela soit bien grave tenta de la rassurer Artek. Peut-être simplement un problème de liaisons avec le réseau. Voulez-vous que je jette un œil ?
La propriétaire leva les mains en signe de protection. Le morceau en cours se termina au même moment. Un grand silence s’ensuivit.
-                     Je m’y connais un peu dans ce domaine. E vous assure que si le problème vient de là, je saurais le résoudre (il se pencha en avant dans le même temps et appuya ses mains sur le comptoir râpeux). Je vous l’assure, poursuivit-il.
La femme fit non de la tête, son collier recommençant son mouvement de balancier. Artek tenta bien encore de rajouter quelque chose, mais devant le regard apeuré de son interlocutrice il n’osa insister. Il sentait la colère monter.
            — Pourquoi refuser mon aide ? Je perds mon temps et mon argent. Pensez-vous que je n’ai que ça à faire ? (il tapa du poing sur la table). Avez-vous peur de moi ?
Artek cria ses derniers mots avec une telle force que la pauvre dame alla se coller le plus loin possible du comptoir. La bouche ouverte, elle respirait à grand-peine, son torse maigre se soulevant avec peine sous son chemisier grisâtre.
Artek sortit. Dehors, les clients faisaient la queue. Sagement. Dans un silence hypnotique. Le premier de la file affichait une neutralité parfaite. Sur son visage pas une ride d'agacement, pas un semblant de reproche à la longue attente que leur a fait subir Artek. Là, un autre baissait la tête, observant le sol pavé avec la plus parfaite inattention.
Ils attendent à cause de moi se dit Artek. Et ils ne bronchent pas.
Je ne veux pas être des leurs pensa-t-il. Je tire tellement d'avantages de ce système. Tant pis, si le réseau sait tout de moi. Qu’est-ce que je risque ? Je profite. Ma vie pourrait s'afficher sur tous les murs de la ville que cela ne me générait pas. Je suis le Moine après tout. Je n'ai rien à cacher.
Artek détourna le regard. Il entendit derrière lui les glissements chuintants des étagères, juste avant que la porte ne se referme sur son passage. Un signal lumineux passa au vert. La file se mit en mouvement. Et le magasin reprit le cours normal des choses.
Artek cracha sur le trottoir. Par réflexe encore une fois. Un peu par colère aussi. Aucune saveur ne perturbait son palais. Contrairement aux odeurs mélangées de pains d'épices, de cannelle et d'huile frites envahissant les rues. Il était 13 h. Un zeste d'acidité attaquait son estomac. Il s’arrêta au premier vendeur de sandwichs. Avant même qu'il y soit, tout un pan de la devanture avait déjà changé sa présentation.
Mais le repas ne lui apaisa pas l'esprit. Il subsistait dans le creux de son ventre une angoisse sourde. Ça lui compressait l'estomac. Il avait beau mordre à pleines dents, les bouchées ne passaient pas.
Il s'assit sur un banc, profitant d'une place de libre. La tête entre les mains, il réfléchit.
Envisager une défaillance technique ? Il n'en avait jamais entendu parler. Le produit se régénérait de lui-même, prenant, lors des repas, dans la salive, les composants nécessaires à sa fabrication. Et encore, cela se produisait une à deux fois par an. Non. Sûrement pas un problème de cet ordre. La nanopuce qui gérait le tout ? Improbable. Un composant passif.
Mais quoi alors ?
Sa montre ? Se redressant, il jeta de nouveau un œil à sa montre. Celle-ci affichait toujours le même nombre de points et n’affichait aucune erreur.
Bon, inutile de s'inquiéter se dit Artek. Je passerais ma montre à la révision au quartier général et on verra bien. Il jeta dans la poubelle verte le reste de son sandwich. Celui-ci percuta le rebord et atterrit dans l'herbe. Artek haussa les épaules et se leva. Sa montre indiquait 13 h 30. Peut-être que le paymod de la vieille dame a bogué ? Oui ça devait être çà. À tous les coups, elle ne l'a pas changé depuis une paille. Refaire la façade avait dû plomber le budget.
Elle aurait mieux fait de se refaire sa façade à elle la vieille. Sûrement plus efficace pour attirer le client pensa-t-il.
Artek esquissa un sourire. Puis s'en voulut un peu. Elle était sympa cette dame. Pas un mot de trop. Pas un mot du tout d'ailleurs. Bon, tant qu'à faire, une jolie fille à la place, on ne dirait pas non, version rouge à lèvres qui flash et jupe courte plissée.
Un peu comme la maman qui passe d'ailleurs. Artek la suivit du regard. C'est vrai qu'elle était jolie. Un goût prononcé pour le noir et le rouge. Comme la poussette d’ailleurs. Et le bébé ? Artek se l’imagina tout vêtu de noir, un piercing écarlate dans le nez, une montre noire au poignet tenu par un bracelet à clous.
D’ailleurs, c'est sûrement pour ça qu'il riait le bébé. Il devait se voir dans les lunettes noires de sa mère. Ce qui ne semblait pas du gout de la maman. Elle claqua un « chut » sec. Ses yeux lancèrent des éclairs. Ainsi foudroyé, le rire du bébé éclata de plus belle. Jaillissant de la poussette, ce rire cristallin irradia la rue avec toute la vitalité de la jeunesse, rebondit dans les véhicules et les murs les plus proches puis s'enfuit mourir dans les rues adjacentes. Un souffle de silence précéda la seconde avalanche. La mère se pencha en avant. Sa tête disparue dans le landau. Geste merveilleux dont le principal avantage à cet instant fut de rehausser admirablement les jambes de la jeune femme. Le soleil ne s'y trompa pas, redorant immédiatement la rue de son éclat. Artek en fut tout ébloui.
Le bébé avait adopté une attitude plus calme. Les éclairs sans doute. L'orage grondait au-dessus de sa tête tandis qu'un flot de paroles l'inondait. D’où il était, Artek pouvait entendre quelques morceaux du sermon ainsi dilué entre les gestes nerveux de la jeune matrone ; ne rit pas, ne crie pas, tu ne dois pas rire dans la rue tu sais, qu'est qu'on va penser de nous ? Chut, sois sage, ne pleure pas, on va rentrer hein ? S'il te plaît, s'il te plaît. S'IL TE PLAIT !
Les passants n'avaient pas bronché. Une vieille dame, encore une, avait tout juste levé la tête, curieuse de tant de vacarme. Baisse la tête la vieille, pensa Artek. À Tricoeur, la curiosité est un vilain défaut, méfie-toi.
Artek reprit sa marche. Face à lui, la rue se rétrécissait, petit pas par petit pas. Les boutiques insistaient, arborant avec fierté leur agencement privatif au passage du Moine. Mais celui-ci n’y accordait plus d’attention. Au creux de son ventre, une petite boule avait pris place. Elle brulait doucement, piquant sans bruit le bas du torse. Son estomac semblait avoir rétréci. Une sourde angoisse s’installait.
Il ne comprenait pas pourquoi ses points ne s’étaient pas mis à jour. Jamais il n’avait entendu parler d’une histoire comme celle-là. Pas une seule fois, ses camarades ne s’étaient plaints d’une perte d’influence.
Il tapota sa montre, vérifia sur celle-ci un quelconque dérangement. Normal.
Normal sauf la petite boule au creux de son ventre.
Il tenta de se rassurer. Il existait dans le repaire des Influeurs tout l’arsenal pour analyser un dysfonctionnement technique, que ce soit sur sa montre ou sur le système de classement général de la ville accessible sur le réseau. Nul doute que là-bas, il trouverait une solution ou tout au moins une raison.
Encore une fois il regarda sa montre. Artek hésita. Certes son rendez-vous chez les Influeurs arrivait à grands pas, mais peut-être avait-il le temps d’aller chez lui. Son arsenal à lui était encore plus complet.
14 h. Trop tard. Le temps d’aller et de revenir et je plie le rendez-vous songea-t-il en haussant les épaules.
Perdu dans ses pensées, il n’avait pas vu qu’il était déjà au centre de la place de la liberté. Il s’arrêta un moment. Il l’aimait cette place. Il y sentait la convivialité que procuraient les dalles chaudes de la place où se mélangeaient les odeurs musquées des cafés. De là où il se tenait, il pouvait voir l’immense stèle du centre, statue de granit dont la forme ressemblait à s’y méprendre à un poivrier géant.
Tout autour du monument les sumacs de Virginie, ces arbres aux ramages tordus, étendaient leurs couvertures rouges, perdant ici et là quelques feuilles qu’écrasaient sans les voir les passants pressés.
Il lui restait encore une heure et il avait bien l’intention d’aller s’acheter le dernier jeu vidéo dont lui avait parlé son frère : Politishark, un mélange de stratégie politique et d’actions militaires à la première personne. Encore fallait-il qu’il retrouve le magasin. Il savait qu’il se situait à la limite des quartiers pauvres de la ville, un peu plus au sud de la place où il se tenait à l’instant. Mais il était incapable de le retrouver sans une aide géographique précise. À passer son temps sur le réseau, il avait perdu ses capacités à s’orienter.
Il visa sans plus attendre le GéoPos, au sud de la place. Une immense carte de la ville s’afficha devant lui. Il pointa sa montre vers le coin gauche du GéoPos. Sur le panneau apparut une liste de dates. Il choisit la date du 6 avril dernier.
Ça devrait être ça se dit-il. Je ne crois pas être allé dans ce magasin depuis. 
L’écran afficha alors sur le plan de la ville tous les parcours d’Artek ce jour-là. Il se souvenait avoir acheté un jeu en fin de journée. Il avait dû forcer un peu la main du gérant, car le magasin fermait ses portes. Un grand bonhomme, une barbe bien fournie, l’air un peu désuet avait râlé un peu, mais devant la mine volontaire du Moine ce jour-là, il avait concédé, avec un léger sourire contrit, à le laisser entrer dans sa tanière.
Artek fronça les sourcils. Les parcours affichés sur la map ne correspondaient pas à son trajet du 6 avril. Il étudia un peu plus les trajets en rouge. Ses errements en ville étaient d'habitude tous un peu les mêmes : détente dans un des parcs de la ville, une rue commerçante ou deux pour prendre la température, un repas à la va-vite, quelques courses, ici ou là. Mais sur le plan, en face de lui, rien de tout ça. Les parcours affichés sont disparates. Les heures non plus ne collent pas.
Sans doute un bug, s’imagina Artek.
Il fit un reset de sa montre, réinitialisa le GéoPos. Rien de changea. À la date du 6 avril, les parcours n’étaient pas les siens de toute évidence.
Au creux de son ventre, la petite boule s’agita de nouveau, lui arrachant un hoquet de douleur.
Voyons une autre date ?
Idem. Les allers-retours au sein même de la ville ne correspondaient à rien. Il éteignit sa montre, la ralluma, revérifia. Toujours la même incohérence. Et pas d’autres GéoPos dans le coin.
Merde, lança Artek.
Il jeta un coup œil à sa montre. 14 h 30.
Tant pis pour le jeu, songea-t-il. Je verrais ça plus tard. Je file.
Le repaire des Influeurs se situait sur les hauteurs de la ville. De la place de la liberté, Artek devait emprunter la rue vers l’ouest.
Il entama sa marche immédiatement. Cela l’agaçait. Il n’était pas du genre à s’inquiéter sans raison. Mais cette fois, il n’appréciait pas la plaisanterie. Le réseau ne plante jamais.
Il fallait que ça tombe sur moi, marmonna-t-il.
Perdu dans ses pensées il bouscula un passant comme lui, la tête baissée. Il bredouilla un mot à la va-vite, s’excusa. Il faisait chaud. Tout en marchant, Artek enleva son sweat. Sur son tee-shirt, un bouledogue portant des lunettes déclarait «  I’m the boss ».
La rue montait doucement vers le plus grand parc de la ville. Artek n’entendit pas les magasins et les chuintements religieux des réaménagements. Il progressait rapidement. En entrant dans le parc, tout juste, leva-t-il la tête vers les cerisiers. Il aimait venir ici au printemps quand les arbres arboraient leurs couvertures de pétales roses. Il traversa le massif sans s’attarder. À l’automne, les branches vides se détachaient du ciel.
Il entama les ruelles du quartier des affaires. Ici, la ville prenait du volume. Les immeubles s’enhardissaient, affichant hardiesse et hauteur. Ici il pouvait voir son visage se refléter dans les miroirs et prendre le temps de se recoiffer. Quand il avait le temps. Pas aujourd’hui.
Il accéléra. Il courait presque maintenant. Un passant, le costume sombre et la chemise blanche comme tous les passants du quartier, le bouscula encore. Décidément. Artek l’insulta. Mais le travailleur était déjà loin.
Au-dessus de sa tête passa un hélicoptère. L’héliport de Tricoeur, un vaste complexe ultra protégé, se trouvait juste derrière cette colline, sur le plateau de Platmar. Construit sur les anciens vignobles de la région, il était le point haut de la ville. L’appareil survola un instant la place de la liberté, se stationna quelques rues plus loin et reprit de l’altitude pour disparaitre enfin, ne laissant dans la ville que l’odeur rance de son carburant et un bourdonnement dans les oreilles.
Au bout de la rue, derrière l’artère principale du réseau routier qui jetait là, dès les premières heures, sa masse d’individus clonés, Artek s’arrêta un moment, le temps de reprendre son souffle. Autour de lui, les immeubles abandonnaient peu à peu leurs prétentions, redonnant à la ville une attitude plus modeste.
Le souffle encore court, il reprit sa marche, laissant dans son dos, pingouins clonés et vitres impeccables. La rue s’élevait maintenant. Artek raccourcit sa foulée, conscient de sa faible aptitude physique. Le quartier hissait progressivement son lot d’appartements vers le sommet de la colline. Pas plus haut que trois étages, les résidences abritaient ici religieux de tous horizons. Hindous, islamiques, chrétiens de tous pays, orthodoxes et protestants, judaïques, tous avaient ici leurs lieux saints, leurs temples, leurs habitudes. Il appréciait cet endroit pour son calme et sa plénitude. Non pas qu’il comprenait quelque chose aux religions ni qu’il s’y intéressait, son éducation religieuse laissait à désirer, mais il aimait simplement la sérénité de ce quartier. Entre les églises et les sanctuaires fourmillaient les pratiquants. Les langues fusaient entre les échoppes. Sous les turbans des sikhs fleurissaient les rires et les plaisanteries les plus salaces secouaient les Kippas juives tout autant que les pendentifs des catholiques. Cette partie de la ville restait un mystère pour lui, pour ce qu’il avait appris sur les bancs de l’école, pour ce qu’il savait des guerres dont il n’y ignorait rien des drames se jouant encore quelque part, loin d’ici. C’était le seul quartier où les gens riaient, ensemble, la tête haute, le corps cambré, sur d’eux-mêmes et de leur humanité. Ailleurs, dans la cité, dans les autres secteurs, c’était messe basse et neutralité absolue. Pas ici.
Il regarda l’heure. Et sa montre. Elle fonctionnait pourtant bien.
Il laissa sur le côté les étalages de fruits murs, abandonnant à regret les odeurs sucrées des raisins et des prunes, les peaux douces des oranges, l’aspect duveteux des kiwis et les casiers en bois où s’exposaient noisettes et noix de Dordogne. Ici les échoppes se déployaient à l’extérieur. Pas de magasins sombres où la lumière du jour peine à rentrer. Pas de chuintement des étagères à son approche. Ici, il était comme les autres. Pas plus important, mais pas moins non plus. Et cela faisait du bien. De temps en temps.
À moins que ce ne soit son compte qui bug ? Pendant un instant, il imagina sa vie s’il n’était pas le Moine, s’il n’était pas celui qui intriguait, celui qui disposait de la priorité partout dans les commerces principaux de la ville, dans les hôtels qu’il ne les fréquentait jamais, dans les files d’attente dont il ignorait presque l’existence. Il se droguait au respect de ses concitoyens. Il s’endormait, bercé par la reconnaissance de ses pairs. Artek secoua la tête pour évacuer l’idée d’un retour à la normale.
Le repaire des Influeurs n’était plus très loin. Il apercevait la place des Justes et ses trois marronniers d’Inde importés d’Asie lors de l’édification de la ville. Il allait enfin savoir ce qui se tramait sur son compte de points. D’ailleurs, il n’aurait sans doute pas besoin de poser beaucoup de questions. Certains que plusieurs d’entre eux se seraient déjà rendu compte du problème.
Le repaire était là, petite porte à l’ouverture ronde, cachée derrière le plus massif des arbres. D’aspect assez minable, rare était les erreurs, les gens qui venaient par hasard ou par curiosité frapper à la porte. Elle n’incitait ni à l’aventure ni à la persévérance. Et pourtant. Qu’elle était belle la vue, sur leur terrasse privative. Assis autour d’une vulgaire table de salon, ils devisaient là des heures, les yeux perdus sur la ville dont ils distinguaient tout, perchés en haut de leur colline tels des seigneurs, les jambes étendues comme autant de vacances, les cigarettes creusant les doigts insouciants et se dissipant dans un flot enfumé de paroles.
Artek approcha sa montre du détecteur. Habituellement, un bip se faisait entendre puis un léger déclic, comme une brindille qui casse sous des pas lourds, déclenchait l’ouverture de la porte. Dans le même temps, une voix féminine annonçait le visiteur. Un système informatique de détection banale et tout à fait au point. Mais rien de tout cela. L’angoisse jusque-là sous-jacente escalada l’estomac d’Artek, alla se loger dans les cordes vocales et se dispersa sous forme d’injures plus ou moins audibles.
Il réessaya une autre fois, pointa encore sa montre vers le détecteur. Rien ne bougea. La voix déclarait ne pas le reconnaitre. Visiteur inconnu, veuillez réessayer. Une fois. Deux fois.
Artek balança un coup de pied rageur.
-          Put…
Son cri s’envola loin de la place. Quelques secondes plus tard, il résonnait encore dans les rues voisines.
Au moins allaient-ils venir lui ouvrir ? Il frappa de son poing fermé quatre coups sur le bois de la porte, attendit quelques instants battant les secondes de son pied gauche, refrappa sur le linteau, quatre fois encore, puis encore.
Visiteur inconnu, veuillez réessayer.
-          C’est moi Artek hurla-t-il braquant une ultime fois sa montre. C’est MOI !


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